À l’heure d’une économie toujours plus digitale et interconnectée, la régulation des plateformes en ligne semble être devenue une préoccupation majeure des différents acteurs économiques. Précisons dès à présent ce que recouvre ce terme de “plateforme en ligne”. Cette expression désigne toute personne physique ou morale proposant le classement ou le référencement de biens, de contenus, ou de services mis en ligne par des tiers, ou mettant en relation plusieurs parties en vue de la vente d’un bien ou de la fourniture d’un service. La définition de ces plateformes est donc large, et susceptible d’englober, moteurs de recherche, comparateurs de prix, places de marché, sites de petites annonces, d’avis, d’intermédiation, de mise en relation, les réseaux sociaux, les plateformes dites collaboratives, ou communautaires etc…. De nombreuses entreprises peuvent donc être considérées comme des plateformes : il s’agit par exemple d’Amazon, Airbnb, Google, Tripadvisor, Youtube, Uber, Facebook, Leboncoin, Twitter, les plateformes de publicité digitale etc…
Le législateur, notamment européen, a semblé pendant longtemps privilégier l’inaction dans le domaine des plateformes en ligne, refusant d’établir des règles rigides et contraignantes qui seraient très vite devenues obsolètes pour encadrer ce phénomène extrêmement évolutif.
On assiste cependant ces derniers temps à une augmentation exponentielle du nombre de demandes visant à un encadrement stricte de l’activité de ces acteurs au vu de leur pouvoir de marché. C’est par exemple dans ce cadre que l’ENPA, l’association européenne qui fédère les éditeurs de journaux, et l’EMMA, qui rassemble les éditeurs de presse magazine, réclament à la Commission européenne et aux Parlements un certain nombre de mesures visant à encadrer les activités des plateformes et limiter leur puissance. Font écho à ces demandes les condamnations de plus en plus nombreuses de ces plateformes par le biais du droit de la concurrence à l’échelon européen (depuis 2017, Google a été condamné 3 fois par la par les instances européennes pour abus de position dominante, la dernière condamnation en date ayant été prononcée le 20 mars 2019 et obligeant Google à payer une amende de 1,49 milliards d’euros).
Plusieurs pistes, parfois assez radicales, ont pu être avancées afin d’encadrer les plateformes en ligne au pouvoir de marché parfois très important. La proposition de l’ENPA et de l’EMMA inclut par exemple l’exigence d’un droit d’accès non-discriminatoire et sans restriction pour toutes les publications et offres légales sur les plateformes en position dominante, une diminution du pouvoir de marché des plateformes en position de force indépendamment de tout abus (par exemple par leur dégroupage), un système de licences obligatoires, un régime de responsabilité spécifique, etc…
Il convient cependant de rester prudent. Rappelons premièrement que la retenue du législateur européen concernant l’établissement de règles contraignantes est loin d’être injustifiée : s’il est nécessaire aujourd’hui d’adopter une réglementation plus juste concernant les plateformes en ligne, les règles établies ne doivent pas pour autant étouffer l’innovation en apportant une rigidité venant freiner le progrès technique comme les évolutions numériques. De ce point de vue, un système laissant une place importante à une co ou auto-régulation souple semble préférable à un système de réglementation verticale figée, car plus apte à accompagner les inévitables transformations à venir concernant les plateformes en ligne.
Soulignons deuxièmement que la nature même des plateformes en ligne suggère une structure de marché assez concentrée. Les plateformes s’inscrivent en effet dans une économie de réseau : le bénéfice que l’utilisateur tire d’un bien ou d’un service dépend du nombre de personnes qui utilisent également ce type de bien ou qui appartient au même groupe. Les plateformes doivent donc atteindre une “masse critique” d’utilisateurs à partir de laquelle leur activité devient viable. Cette réalité économique fait que le marché sur lequel s’établissent ces plateformes ne peut par nature pas être trop éclaté, à moins d’étouffer complètement l’activité desdites plateformes et de provoquer un dysfonctionnement du marché.
Remarquons enfin troisièmement que la position dominante elle-même n’est pas sanctionnée en droit européen, seules les utilisations abusives de cette position dominante le sont. Certaines suggestions supposent la sanction de la simple position dominante pour les plateformes en ligne, allant à l’encontre du droit commun et de la liberté fondamentale d’entreprendre qui, certes, peut être limitée, mais ne doit pas pour autant être négligée.
Ces observations appellent une conclusion : le législateur européen doit légiférer pour encadrer les plateformes en ligne, mais il doit le faire avec prudence. La réglementation doit rester souple, permettant une relation plus juste entre les plateformes au fort pouvoir de marché avec les utilisateurs tout comme avec leurs concurrents, sans cependant asphyxier le modèle économique desdites plateformes ou freiner l’innovation. Une balance fine et délicate des différents intérêts en présence doit être introduite par le législateur européen, comme souvent dans la sphère juridique.
C’est désormais un processus enclenché, avec l’élaboration par la Commission d’un règlement visant à améliorer l’équité et la transparence des plateformes en ligne, notamment dans leur relation avec les professionnels (réglement dit “P2B”, ou “Plateform to Business”. Cliquez ici pour en savoir plus). Ce règlement, approuvé par le Parlement européen le 17 avril 2019, semble introduire une mise en balance judicieuse et raisonnable des intérêts en présence. La Commission semble en effet avoir pris en compte dans ce règlement les observations faites ci-dessus quant à la plus grande efficacité d’une législation souple basée sur la co-régulation ou l’auto-régulation. L’article 3 du projet de règlement définit par exemple un effort de transparence qui devra être fait par les plateformes du point de vue de leurs conditions générales d’utilisation (qui devront être claires, non-équivoques, et accessibles aux utilisateurs à chaque phase de leur relation avec les plateformes, y compris lors de la phase pré-contractuelle). L’article 16 de la proposition invite également les plateformes à concevoir des codes de conduites portant, en particulier, sur la meilleure façon d’apporter davantage de transparence à leur politique de classement des résultats. De même, le règlement vise à faciliter et à accélérer le traitement des plaintes des utilisateurs, et la démarche s’inscrit toujours dans un esprit de co-régulation : chaque plateforme devra chaque année établir et rendre public un rapport concernant l’efficacité de son système interne de traitement des plaintes (art. 9), et devra également avoir désigné, dans leurs conditions générales d’utilisation, au moins un médiateur qui sera chargé de parvenir à un règlement extrajudiciaire des litiges (art. 10 et 11).
D’autres règles à la morphologie plus classique viennent compléter ces mécanismes de corégulation, comme une mesure attendue empêchant les plateformes en ligne de privilégier leurs propres produits et services sur leur plateforme, ou l’interdiction de la clôture d’un compte utilisateur sans raison claire ni possibilité de recours.
Pour conclure, la régulation des plateformes en ligne devra se faire de manière souple, adaptative, et prenant en compte le délicat équilibre des différents intérêts en présence. La proposition de règlement “P2B” de la Commission semble aller dans le bon sens, en donnant une place importante à la co-régulation et en faisant droit à des demandes visant à une plus grande justice dans la relation entre les plateformes en ligne et leurs utilisateurs. Sa nature réglementaire est également un point très positif, s’inscrivant dans la tendance législative actuelle du régulateur européen et permettant une cohérence juridique indispensable dans un domaine où les frontières nationales s’effacent. Reste désormais à voir, à l’entrée en vigueur du règlement 12 mois après sa publication, comment le juge appliquera les règles qu’il contient pour concrétiser cette mise en balance. Car un texte législatif ne reste rien d’autre qu’un texte jusqu’à sa mise en œuvre pratique par les institutions juridiques. Affaire à suivre donc.
Quentin Roland